Isabelle Le Boulanger, docteure en histoire contemporaine, enseignante et chercheure associée au Centre de recherche bretonne et celtique (CRBC) de l’université de Brest, a fait une trouvaille : un fichier de 1173 dossiers de cartes de Combattant volontaire de la Résistance (CVR) en Bretagne [1]. Plus précisément, de “Combattante” volontaire de la Résistance, car Isabelle Le Boulanger a fait un tri ‘genré’ entre hommes et femmes en ne retenant que les femmes.
Pour ce qui est de la distinction entre une résistante et une non-résistante, Isabelle Le Boulanger se pose les mêmes questions que Jacqueline Sainclivier pour sa thèse de 1978, thèse basée sur un fichier de 1329 CVR (non ‘genré’) de l’Office départemental des anciens combattants (ODAC) d’Ille-et-Vilaine [2] : combien de temps faut-il avoir été résistant ? Faut-il être né dans le département ? y être passé ? y être décédé ?… Toutes questions anodines et pourtant bien embarrassantes. Dans une telle situation, il y a deux options :
- rectifier les erreurs de casting,
- poubelliser la liste.
La première option représente un challenge que nos deux historiennes n’ont pas relevé et la seconde un drame existentiel. Jacqueline Sainclivier décrète alors dans sa thèse :
Nous avons estimé que nous pouvons les utiliser à des fins statistiques pour tenter une approche sociologique, géographique et chronologique de la Résistance.
Ce qui revient à ne pas répondre aux questions qu’elle se pose en introduction, alors que tout travail à caractère quantitatif et statistique nécessite de vérifier et qualifier les données d’entrée. Comme Jacqueline Sainclivier, Isabelle Le Boulanger « tente » et persiste avec sa collection de Jeanne d’Arc. Elle parvient toutefois (ce qui est malvenu pour les autres) à dédier son ouvrage à une parmi les 1137 CVR du fichier.
Et dans ce fichier, on ne trouve même pas Jeanne Bohec, qui rallie Londres dès l’invasion, qui saute en parachute dans la nuit du 20 février 1944 et qui enseigne le sabotage par explosif à des résistants bretons. Bien qu’ayant reçu une formation militaire et même appris à se servir d’armes comme une mitraillette Sten, au contraire de la plupart des résistants, et, bien que s’étant portée volontaire, elle est interdite de combat à Saint-Marcel le 18 juin 1944 pour cause de féminité.
Jeanne Bohec, résistante et combattante.
Sans nécessairement trouver des parcours aussi exceptionnels que celui de Jeanne Bohec, il serait possible d’enrichir le fichier avec des résistantes qui ont joué un rôle plus modeste et sans point de contestation, quand bien même le mythe de la Résistance et la concurrence entre ses organisations a incité à ratisser large. Mais si on ajoute, il faut aussi enlever et que restera-t-il des 1137 CVR du fichier d’Isabelle Le Boulanger ?
Parce que je l’ai rencontrée le 4 juillet 2009 à son domicile, je prendrai l’exemple d’une de ces 1137 CVR : Adélaïde, ou encore Adèle, Philippe épouse Roussel [3]. Un témoin restée sur sa réserve et dont je me souviens surtout du regard mélancolique et résigné, conséquence vraisemblable des brutalités qu’elle a subies dès son arrestation puis lors de sa déportation à Ravensbrück. Adélaïde Philippe pourrait aussi avoir nourri un sentiment de culpabilité quant à l’assassinat de ses voisines Marie et Osmane Le Fur et de la jeune Odette Baubion, seulement âgée de 11 ans, par des maquisards du « Bataillon Guy Môquet » à l’instigation du FTP Jean Le Jeune. Les exploits de ce « bataillon » commencent avec l’expédition de Gartulan en janvier 1944 et son bilan (exactions, pillages…) se compare à celui de quelques criminels de guerre allemands en Bretagne [4]. Quand bien même Adélaïde Philippe a pu exprimer quelques sympathies résistantes, il n’y a pas lieu de confondre volontaire et victime et sa reconnaissance comme résistante, encore plus comme combattante, pose question.
Considérons aussi le cas de Marie Lucas [5] du maquis de Saint-Gilles-du-Méné ou maquis de la Douve réputée avoir fait le coup de feu contre les Allemands le 3 août 1944 à Merdrignac. Mais auparavant, Marie Lucas participe avec quelques acolytes le 6 juin 1944 à Uzel à l’enlèvement de Marie Georget en la traînant par les cheveux puis en la chloroformant. On retrouvera plus tard dans une fosse le cadavre de Marie Georget, qui, dans son café, avait servi des Allemands venus y boire. Le cas de Marie Lucas ne mériterait-il pas un commentaire de la part d’Isabelle Le Boulanger ? Est-il nécessaire d’honorer sa mémoire et de la sortir de l’oubli ?
Et il y d’autres cas douteux et contestables dans le fichier d’Isabelle Le Boulanger.
Dans l’obtention de la carte de combattant volontaire de la Résistance, le caractère volontaire tient surtout à la demande qui est à l’initiative de l’impétrante ou de ses proches si elle est décédée au cours des événements. Ensuite, malgré quelques arcanes administratifs, l’aboutissement de la demande tient aux certifications de résistants qui se sont eux-mêmes auto-déclarés comme tels. Soit un réseau de cooptations plus ou moins convaincant : je te certifie, tu me certifies, nous nous certifions… Avec quelques menus avantages honorifiques, et mêmes financiers, à la clé, qui ne compensent pas les souffrances occasionnées par une violence parfois extrême.
Isabelle Le Boulanger produit en quelques lignes, pour chacune des 1173 CVR, une micro-biographie avec des mentions stéréotypées sur le parcours auto-déclaré des combattantes. Peu factuel, pas de contextualisation, quoi de vérifié ?
Accessoirement, sur une population féminine de l’ordre du million de Bretonnes qui auraient pu prendre une part même modeste dans la Résistance, le fichier d’Isabelle Le Boulanger représente quelque 0,1 % de cette population : la Résistance féminine ne représenterait donc qu’un phénomène marginal et la gent féminine ne conforterait pas l’antienne selon laquelle la Bretagne aurait été « Terre de Résistance » [A].
Sans s’abstraire de son émerveillement, Isabelle Le Boulanger évite les questions de :
- politique,
- criminalité,
- sexe.
Quelques 200 “combattantes” des 1137 cas trouvés par Isabelle Le Boulanger, sont entrées au Front national ou autres organisations satellites du Parti communiste (Organisation spéciale – OS, Union des Femmes françaises – UFF, Force unies de la Jeunesse patriotique – FUJP…), toutes organisations politiques et non militaires. L’auteure ne nous dit pas si ces CVR ont ardemment soutenu le pacte germano-soviétique qui a déclenché la Seconde Guerre mondiale et conduit à l’Occupation de la Bretagne. En 2018, Isabelle Le Boulanger confond encore résistance et communisme, plus largement, politique et résistance.
Pour les questions criminelles, un aspect non pas subsidiaire mais intrinsèque de la Résistance, l’auteure cite par exemple une certaine …. Anne-Marie Louboutin épouse Trellu [6], qui a hébergé un “officier français condamné par contumace”… Et qui est cet officier ? Pourquoi ne pas citer son nom ? Ne s’agit-il pas de Marcel Dufriche, interrégional du Parti communiste français (PCF) mandaté par son Parti à l’été 1943 pour instaurer, en vue de la prise de pouvoir à la Libération, la guérilla rurale en même temps que des tribunaux “populaires” qui ont « jugé » leurs ennemis politiques comme par exemple un certain abbé Jean-Marie Perrot ensuite laborieusement assassiné par le Parti communiste français…
L’auteure use du néologisme ‘genrer’, une forme asexuée du mot sexe, un « cache-sexe » bien illusoire qui connote idéologiquement, voire politiquement, ceux qui en abusent. Alors que la démarche se fonde sur la différence de sexe entre résistants et résistantes, avec une revendication modérément féministe, l’auteure n’aborde pas la dimension sexuelle de la résistance féminine. Pour illustrer a minima cette question, je citerai l’expression “filles à soldat” utilisée par un ancien résistant qui m’a transmis ses mémoires par écrit. Même s’il est délicat pour quiconque, que la distinction entre relation sexuelle et relation sentimentale est parfois ténue, cet aspect devrait être abordé, car il ne ressort pas toujours seulement de la sphère privée et explique occasionnellement certaines situations. A fortiori quand on revendique une dimension sociologique.
Libération de Scaër, début août 1944. Quatre « libérateurs » venant d’être libérés agressent sexuellement et publiquement des compatriotes, désignées et tondues par la « chef tondeuse » D. K. (de « genre » féminin), et quelques comparses (elles aussi de « genre » féminin). Des crimes sexuels d’une extrême lâcheté commis par des criminels et des criminelles non encore reconnus comme tels, alors que leurs victimes sont encore considérées ou stigmatisées comme des délinquantes (Collection particulière. Droits réservés).
L’élitisme de la démarche ne peut faire oublier la diversité des destins féminins pendant l’Occupation.
En juin 1940, à l’arrivée des Allemands, quelques 140 Sénans, environ un dixième de la population de l’île de Sein, rejoignent la Grande-Bretagne et s’engagent dans les Forces françaises libres (FFL). Christian Bougeard, du CRBC, qui préface le livre d’Isabelle Le Boulanger, a développé la statistique selon laquelle la densité de FFL au kilomètre carré était plus élevé à l’île de Sein que dans le Finistère, plus élevé dans le Finistère que dans le reste de la Bretagne, et enfin plus élevé en Bretagne qu’en France : les Bretons auraient donc été plus résistants que les Français…
Il y a cependant quelques inconvénients à quitter son île, même pour une plus grande, en laissant sur place sa tendre et chère. L’occupant y vient plus facilement occuper et il peut même galamment s’occuper. C’est ainsi qu’eurent quelques ennuis à la Libération les Sénanes H. H., A. F., M. G., G. L… Et nous espérons que le fruit des amours entre Hans, qui n’avait peut-être même pas un profil de grand blond aux yeux bleus, et la Sénane J. L. n’a pas subi les quolibets, les vexations et les brimades de collaborateurs malgré eux devenus ex-résistants par la grâce des Américains.
Faites l’amour, pas la guerre !
[1] Isabelle Le Boulanger, Bretonnes et résistantes 1940-1944, Coop Breizh, 2018.
[2] Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 2 J 289 : Jacqueline Sainclivier, La Résistance en Ille-et-Vilaine (1940-1944), Thèse pour l’obtention du doctorat de 3éme cycle, Université de Haute-Bretagne, Rennes, 1978.
[3] Isabelle Le Boulanger, Bretonnes et résistantes 1940-1944, op. cit., p. 246.
[4] Yves Mervin, Joli mois de mai 1944 – La face cachée de la Résistance en Bretagne, YM Editions. , 2103, pp. 150-154 : « Toul-Dous ».
[5] Isabelle Le Boulanger, Bretonnes et résistantes 1940-1944, op. cit., p. 240.
[6] Isabelle Le Boulanger, Bretonnes et résistantes 1940-1944, op. cit., p. 300.
[A] Selon Jacqueline Sainclivier, les femmes représentent 13 % de la population résistante, à comparer à quelques 54 % pour la population de l’Ille-et-Vilaine. Proportionnellement, cette population résistante serait donc largement plus masculine et aussi plus jeune que la population générale (selon la pyramide des âges produite vol. 2, p. 56) : pourquoi pas ? Dans une approche statistique, la question préliminaire à toute autre est d’évaluer le poids de la Résistance : qui est la population résistante, masculine et féminine, parmi la population générale ? pour répondre à cette question, il faut identifier individuellement les résistants (étant donné leur nombre limité) et commencer par définir ce qu’est un résistant en s’affranchissant des multiples définitions officielles qui ont prévalu (ces définitions successives traduisent l’évolution de la mémoire du phénomène plutôt que le phénomène lui-même). Sans procéder à cette étape fondamentale, toute production de chiffres est prématurée.
Si tant est qu’il faille encore démontrer les carences de la démarche, nous mentionnerons l’existence d’au moins un autre fichier de résistants, le dossier administratif des résistants du service historique de la défense. Il y a donc, 75 ans après les faits, deux fichiers de résistants différents… Cet autre fichier suscite les mêmes interrogations et réserves que celui des CVR, mais au moins on y trouve une certaine Jeanne Bohec…