Ida Franca et le bel canto

Dans un post précédent, nous vous avions affirmé que Yann Fouéré avait sauvé l’humanité : en voici quelques précisions.

Dans La patrie interdite[1], son autobiographie, Yann Fouéré déclare :

Le bruit de mes démarches finit par se répandre parmi ceux qui s’intéressaient au sort des réfugiés de toutes sortes et de toutes nationalités et de l’Europe de l’est et qui cherchaient à les aider … La plupart d’entre eux étaient des Juifs d’Europe de l’Europe centrale depuis des longs mois déjà, mais qui ne bénéficiaient pas de nationalité nouvelle ou du statut d’apatride et qui voulaient fuir une France menacée d’une même invasion dont avait déjà souffert leurs pays respectifs. Là encore, j’obtins un certain nombre de résultats positifs. Je réussis notamment à obtenir in extremis le visa de sortie d’un israélite, mari de la cantatrice italienne Ida Franca, qui fut assez heureux pour pouvoir prendre le dernier bateau de passagers pour Bordeaux.

En définitive, avons-nous eu raison de faire confiance à Yann Fouéré ?

Ida Reutlinger qui deviendra Ida Franca naît le 6 septembre 1892 de Theodor et Philippine Brunner, dans une famille juive autrichienne à Vienne. Du premier mariage en 1914 avec Paul Frankl, naît en 1916, une fille, Elfriede. Ida Franca se rend à Milan en 1927 pour devenir élève du baryton Mattia Battistini qui, en même temps qu’il mène une carrière internationale, a formé sa compagnie de chanteurs après la guerre de 1914-1918.

Le 12 mars 1938, l’Allemagne sous régime national-socialiste annexe l’Autriche, soit l’Anschluss. Les Juifs autrichiens sont dès lors directement menacés.

Sous la pression de la communauté juive américaine, le président Roosevelt propose le 24 mars 1938 de lancer une initiative internationale pour venir en aide aux actuels et futurs réfugiés juifs d’Autriche et d’Allemagne. Réunie du 6 au 16 juillet, la conférence d’Évian n’apporte pas de solution, la plupart des pays se montrant hostiles à l’accueil de réfugiés ou renvoyant à un improbable accueil en Afrique ou en Amérique du Sud. Les États-Unis eux-mêmes refusent d’augmenter leurs quotas d’immigration, alors que les accords de Munich du 30 septembre 1939 ouvrent la voie à de nouvelles annexions par l’Allemagne.

L’Anschluss est suivi par une vague de persécution des Juifs autrichiens. Débutant dès la soirée du 11 mars 1938, soit avant l’entrée des troupes allemandes et continuant au cours des jours suivants, les actions antisémites sont extrêmement violentes. L’aryanisation des biens juifs est mise en œuvre à grande échelle dès la mi-mai. Le 20 août 1938, le Bureau central d’émigration juive se met en place sous l’autorité d’Adolf Eichmann. Entre mars et novembre 1938, cinq mille Juifs parviennent à quitter l’Autriche, leurs biens sont confisqués et ils ne sont autorisés à prendre avec eux qu’une somme de vingt schillings. 128 000 Juifs autrichiens sont contraints de s’exiler et 65 459 autres seront victimes de la Shoah.

Dès mars-avril 1938 à Vienne : des Juifs forcés d’effacer des slogans en faveur de la souveraineté de l’Autriche (wikipedia).

A ce moment, Yann Fouéré en poste au ministère de l’Intérieur en France est aussi rédacteur de la revue Peuples et frontières et a de ce fait de nombreux contacts avec les minorités européennes. Dans sa revue, les Juifs d’Europe centrale sont une minorité parmi d’autres. Le Troisième Reich y est  qualifié d’État autoritaire, l’euphémisme est diplomatique.

Selon le témoignage ultérieur de Marie Aubert, le musicien et pianiste Rudolf Heller aurait été retenu prisonnier à Vichy : il y a plus vraisemblablement été assigné à résidence en tant qu’Aurichien et donc ressortissant d’un pays en guerre avec la France. Un décret du 2 mai 1938 prévoit en effet l’assignation à résidence, sous surveillance, des étrangers en situation irrégulière, puis un décret du 12 novembre 1938 prévoit l’internement administratif des étrangers indésirables dans des centres spéciaux où ils feront l’objet d’une surveillance permanente [2]. Ce qui est le fait de la Troisième République et non pas du futur gouvernement français sous occupation allemande qui viendra justement s’installer dans la ville de Vichy.

Rudolf Heller et Ida Franca, alors veuve et venue en France à Paris, se marient le 19 janvier 1940 à Vichy : par amour ? pour tenter d’échapper à une situation contraignante ? Pour quitter un pays menacé d’une future invasion allemande ? Il est difficile de répondre à cette question.  Mais c’est à ce moment qu’intervient Yann Fouéré alors en poste au ministère de l’Intérieur pour remettre un visa pour les États-Unis à Rudolf Heller et probablement aussi à Ida Franca.

Ida Franca arrive à New York le 27 mai 1940 en partant de Saint-Nazaire à bord du Champlain. Elle y retrouve son mari Rudolf Heller arrivé une semaine plus tôt. Le 1er juin, Ida Franca écrit immédiatement à son amie parisienne Marie Aubert qui tient un commerce de mode rue Royale à Paris :

Lettre d’Ida Franca à Marie Aubert – Institut de documentation bretonne et européenne (IDBE)

Dans cette lettre, Ida Franca transmet ses salutations à leurs amis communs, Yann Fouéré et Madame.

Aux États-Unis, Ida Franca trouve un studio au Carnegie Hall, le studio 904. Passe alors la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la Libération en août 1944 avec l’arrivée des Américains suite au Débarquement.

Dès la fin de l’Occupation, Ida Franca s’enquiert de ce qu’il est advenu de Yann Fouéré et de sa femme ainsi que de leur amie commune, Marie Aubert. Ida Franca écrit immédiatement le 8 septembre 1944 à Yann Fouéré :

Courrier d’Ida Franca à Yann Fouéré du 8 septembre 1944 – Institut de documentation bretonne et européenne (IDBE)

L’adresse est obsolète, mais Ida Franca obtient, apparemment de Marie Aubert avec qui elle a pu renouer le contact, une nouvelle adresse de Yann Fouéré, et cette fois, la carte postale arrive à destination.

Près d’un an plus tard, le 10 mai 1945, Marie Aubert écrit à Yann Fouéré :

J’avais promis à Madame Fouéré de vous envoyer par retour du courrier deux lettres que j’avais gardées tant je les trouvais belles. L’une d’elle disait entre autre : je vous dois, Madame, le plus grand bien que l’on puisse donner à un homme : la liberté. Cette lettre m’était envoyée en avril 40 par un prisonnier juif autrichien, dont la femme Madame Ida Franca, ma cliente était à Paris: juive elle même aussi, artiste lyrique qui, après avoir frappé à tant de portes sans résultat était au désespoir. J’eus l’idée de demander à Yann Fouéré s’il pouvait s’occuper d’eux, ce qu’il fit si vite et si bien, que trois semaines après, lui quittait son camp de prisonniers à Vichy et passeport en poche partait pour l’Amérique et une semaine plus tard, Madame Ida Franca, sa femme, partait à son tour de Paris. Vous verrez par sa lettre reçue ici qu’il était temps. Et aussi sa première lettre reçue ici après la libération !!! Je désespère de trouver ses lettres à lui, mais j’ai écrit à Madame Ida Franca de vous écrire elle-même pour vous le dire sous la foi du serment. Puisse sa lettre vous arriver assez à temps pour rendre la tâche plus facile, pour défendre la cause d’un homme qui a toujours aidé Juifs et Français à se sauver devant l’ennemi.

Yann Fouéré n’est pas seulement intervenu en faveur d’Ida Franca et de son mari : le 12 mai 1945, Charles Poggioli (1884-1959), membre de la société des auteurs et compositeurs dramatiques, témoigne à propos de Yann Fouéré :

Monsieur Fouéré est venu à plusieurs reprises me voir au ministère de l’Intérieur (7ème bureau) pour intervenir en faveur d’un grand nombre d’israélites internés dans des Camps de concentration ressortissants à la compétence du 7ème bureau.

Ses interventions se situent dans les mois de septembre 1939 et mai 1940.

Je puis dire que grâce à sa persévérance et à son insistance plusieurs israélites et réfugiés politiques anti-nazi et anti-franquistes ont bénéficié de mesures de faveur .

Je ne me souviens pas du nom des personnes ayant fait l’objet de la sollicitude de Mr. Fouéré. Je n’occupais dans le service intéressé qu’un poste transitoire dans lequel j’avais été mobilisé. Toutes les fois que ma modeste contribution pouvait avoir quelque influence, je l’ai mise, volontiers, au services de Mr. Fouéré qui m’a paru être animé des meilleurs sentiments de patriotisme et d’humanité.

Courrier de Charles Poggioli à l’avocat  Alizon de Quimper – Institut de documentation bretonne et européenne (IDBE)

Au sein du ministère de l’intérieur, Yann Fouéré est donc intervenu en faveur de nombreux réfugiés, pas seulement juifs, en particulier des Basques. Vers la fin de l’Occupation, en janvier 1944, Yann Fouéré agira énergiquement en faveur de la famille Mazéas alors arrêtée et internée à Saint-Brieuc puis au camp de Drancy d’où elle s’échappera miraculeusement [2].

En 1946, s’étant alors exilé en Irlande, Yann Fouéré, qui a dirigé le quotidien La Bretagne pendant l’Occupation et accusé de « Collaboration », est condamné par contumace, soit en son absence et par conséquent, sans défense. Il revient en Bretagne en 1955 et fait purger la contumace à ce moment : il est alors acquitté. En droit, il n’y a pas de condamnation, car le jugement de 1955 annihile purement et simplement celui de 1946 : en d’autres termes, Yann Fouéré n’a jamais été condamné.

Même la justice française de l’Epuration n’a pas condamné Yann Fouéré et, si tel avait été le cas, cela n’aurait pas une grande importance.

Yann Fouéré en exil en Irlande, où il a créé une entreprise de crustacés et de produits de la mer.

A New York, Ida Franca restera locataire jusqu’à la fin de sa vie du studio 904 au Carnegie Hall, la plus célèbre salle de spectacle au monde. Elle y sera professeur de chant. En 1959, elle publie un Manuel du Bel canto (Manual of bel canto) chez l’éditeur Coward-Mc Cann de New York. Elle décède dans cette ville le 15 Novembre 1987 à New York à l’âge de 95 ans. Son mari Rudolf Heller est alors décédé à Vienne en 1967 à 80 ans.

Avons-nous donc eu raison de faire confiance à Yann Fouéré ? La réponse est assurément affirmative : Yann Fouéré est toujours précis, tant dans ses souvenirs que dans la perception des faits et dans ses analyses.

Pour la rédaction de cet article, nous remercions :

  • mon correspondant américain George Lepre,
  • l’Institut de documentation bretonne et européenne (IDBE),
  • le Carnegie Hall à New York,
  • la mairie et les archives municipales de Vichy,
  • les archives nationales autrichiennes,
  • les archives départementales de l’Allier,
  • le Jüdisches Museum Hohenems (Autriche).

[1] Yann Fouéré, La patrie interdite – Histoire d’un Breton, France Empire 1987, réédition Celtics Chadenn, 2003.

[2] Les archives départementales de l’Allier n’ont pu retrouver trace de Rudolf Heller dans les dossiers rattachés aux « Étrangers toute confession », comprenant le recensement, l’assignation à résidence et le mariage. Mais elles ont pu retrouver un contrat de mariage en date du 19 août 1939, précédent de 5 mois le mariage du 19 janvier 1940, qui indique que Rudolf Heller était autorisé à résider en France jusqu’au 10 janvier 1940 et Ida Franca jusqu’au 28 août 1940. Leur situation était donc précaire.

[3] Yves Mervin, Arthur et David – Bretons et Juifs sous l’Occupation, Yoran Embanner, 2011, pp. 108-113 (L’aryanisation des biens des Mazéas) et pp. 217-232 (L’arrestation des Mazéas).

Une réflexion au sujet de « Ida Franca et le bel canto »

  1. Trugarez Yves, evit ar pennad-se. Just un draig. Bez ez eus ur vi koukoug, en trede tamm. Ida Reutlinger a zo bet ganet e 1892 ha n’eo ket 1992. Devezh mat dit Bernez Rouz

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